CHAPITRE QUATRE

— Vous auriez dû me dire ce que vous comptiez faire, protesta timidement Huw. Je vous aurais averti que c’était de la folie, et de la pire espèce. Vous croyez que l’argent compte pour un homme comme Rhisiart ? Même s’il était vénal, ce qui n’est pas le cas, il aurait fallu trouver un autre moyen de l’acheter. Je pensais que vous aviez compris à qui vous aviez affaire, et que vous vouliez plaider pour le triste sort des pèlerins anglais, qui n’ont pas de grands saints à eux et qui ont grand besoin d’une telle protectrice. Il vous aurait écouté si vous aviez fait appel à sa générosité.

— Je suis venu avec la bénédiction de l’évêque et du souverain, riposta le prieur, furieux, bien qu’à force de répétitions cette affirmation commençât à se dévaluer, même pour lui. Je ne me laisserai pas évincer par un propriétaire d’ici. Mon ordre n’a-t-il pas de droits chez vous ?

— Très peu, déclara carrément Cadfael. Le respect naturel de mes compatriotes irait plutôt à l’ermitage qu’au cloître.

Cette discussion passionnée se poursuivit jusqu’à vêpres qu’elle empoisonna de son amertume ; le prieur fit un sermon terrible où il détailla tous les signes montrant que Winifred désirait avant tout être emmenée au sanctuaire de Shrewsbury et que telle un prophète elle dénonçait tous ceux qui s’opposeraient à sa translation. Sa colère serait redoutable pour ceux qui oseraient aller contre sa volonté. Voilà comment Robert aborda l’indispensable réconciliation avec Rhisiart. Et même si Cadfael leur donna une traduction aussi édulcorée qu’il l’osa, certains membres de la congrégation savaient assez d’anglais pour comprendre parfaitement le message. Il s’en aperçut à leur mutisme et leurs visages fermés. Maintenant ils iraient tout raconter à ceux qui n’étaient pas venus, jusqu’à ce que chacun sût à Gwytherin que le prieur leur avait rappelé le sort de Cradoc, dont le sol absorba la chair comme une pluie d’été, si bien que son corps disparut complètement, quant à son âme, on avait peur d’imaginer ce qui lui était arrivé. Et c’est aussi ce qui pourrait bien arriver à ceux qui oseraient maintenant offenser Winifred.

Le père Huw, harcelé et anxieux, essaya le plus honnêtement possible de satisfaire tout le monde. Il lui fallut presque tout l’après-midi pour que le prieur l’écoutât, puis comme tout le monde était épuisé, l’apaisement arriva enfin.

— Rhisiart n’est pas un impie.

— Qu’entends-je ! s’exclama Jérôme d’une voix flûtée, levant les yeux au ciel pour le prendre à témoin. On a excommunié des gens pour moins que ça !

— Alors on les a excommuniés pour rien, répliqua Huw fermement, comme c’est déjà arrivé. Non, je prétends que c’est un homme loyal, qu’il est croyant, franc et juste ; il avait le droit de vous en vouloir quand vous vous êtes trompé sur son compte et que vous lui avez fait affront. S’il doit jamais revenir sur sa position, c’est vous, père prieur, qui devez faire le premier pas, et en vous y prenant autrement mais pas directement. Non, si j’allais le voir avec frère Cadfael peut-être, qui est bon Gallois, on le sait, et si je lui demandais de tout oublier et de venir reprendre sincèrement la discussion, je pense qu’il accepterait. De plus le simple fait d’aller le chercher le désarmerait, car il est généreux. Je ne dis pas qu’il changera forcément d’avis – ça dépendra de la façon dont on l’abordera cette fois – mais seulement qu’il écoutera.

— Loin de moi l’idée de souhaiter la mort du pécheur, déclara Robert, hautain. Je ne lui veux pas de mal, s’il modère son langage. Il n’y a rien d’humiliant à s’abaisser pour délivrer une âme.

— Oh ! merveilleuse clémence ! commença Jérôme. Sainte générosité envers le fauteur de trouble !

John lui jeta un coup d’oeil flamboyant et, se dominant avec peine, bougea un pied, comme s’il résistait à l’envie de lui botter les fesses. Huw, très soucieux d’économiser ses réserves de bonne volonté envers tous et chacun, lui jeta un regard dissuasif.

— J’irai chez Rhisiart ce soir, se hâta-t-il de reprendre et je lui demanderai de venir dîner demain. Après, si on arrive à s’entendre, on pourra convoquer une autre assemblée, et chacun saura que nous sommes en paix.

— Très bien ! laissa tomber le prieur, après réflexion ; comme ça, il n’aurait nul besoin de reconnaître son erreur, de s’excuser, ni de se pencher de trop près sur ce que Huw pourrait dire de sa part. Très bien, allez-y ! J’espère que vous réussirez.

— Cela vous poserait et renforcerait l’importance de votre geste si vos messagers étaient à cheval, suggéra Cadfael très sérieusement. Il ne fait pas encore noir et un peu d’exercice ne ferait pas de mal aux chevaux.

— Fort juste, acquiesça le prieur, un peu soulagé. Ce serait conforme à notre dignité et donnerait du poids à notre message. Que frère John amène les chevaux.

 

— Ah ! voilà un ami ! s’exclama frère John, quand tous trois se furent mis en selle et qu’ils se furent éloignés à l’abri des arbres en ce début de crépuscule, Huw et John sur les deux chevaux, et Cadfael sur la meilleure mule. Dix minutes de plus m’auraient valu une pénitence d’un mois ou plus, alors que maintenant nous sommes en excellente compagnie, chargés d’une mission décente, et on prend le frais.

— C’est moi qui t’ai demandé de venir ? lui lança Cadfael, très pince-sans-rire. J’ai dit que les chevaux nous donneraient meilleure allure, mais pas toi.

— Je les accompagne. Un ambassadeur sans palefrenier, ça n’existe pas. Je ne serai pas dans vos jambes pendant que vous discuterez, et je jouerai les serviteurs respectueux. Au fait, Bened ira boire au manoir, ce soir. Ils régalent à tour de rôle, et ce soir, c’est à Cai.

— Comment as-tu pu en apprendre autant, s’étonna Cadfael, sans connaître un mot de gallois ?

— Ils s’arrangent pour se faire comprendre, et moi aussi. Et puis je sais déjà quelques mots gallois. Si on reste un peu, j’en apprendrai d’autres, si j’arrive à les prononcer. Je pourrais apprendre aussi à être forgeron. Je lui ai donné un coup de main ce matin.

— Quel honneur ! Ce n’est pas donné à tout le monde d’être forgeron ici.

Huw montra la barrière qui commençait à courir sur leur droite.

— Voici les terres de Cadwallon. Encore un mille dans la forêt, et nous serons au manoir de Rhisiart.

Le crépuscule se prolongeait lorsqu’ils arrivèrent dans une grande clairière, avec des parcelles labourées et plantées bordant une large palissade. Une odeur de feu de bois traînait dans l’air et par la porte ouverte du château des torches luisaient. Des écuries, des étables, des bergeries étaient disposées contre la partie intérieure de la clôture, et des hommes et des femmes vaquaient vivement aux occupations vespérales d’une grande maison.

— Tiens donc ! – La voix de Cai le laboureur s’éleva d’un banc sous l’auvent d’une étable.  – Votre odorat vous a mené jusqu’à l’hydromel ce soir, frère Cadfael.

Il se poussa obligeamment, pour lui faire place, s’appuyant contre Bened.

— Padrig joue de la harpe à l’intérieur, et ça ressemble bien à de la musique de guerre, mais il ne tardera pas à nous rejoindre. Asseyez-vous et soyez le bienvenu. Personne ne vous considère comme un ennemi.

Il y avait un troisième homme avec eux, grand, assis dans l’ombre, les jambes allongées confortablement ; ses cheveux avaient la pâleur des primevères même dans le noir. Engelard, le jeune étranger, s’empressa de replier les jambes et se poussa lui aussi. Son sourire prompt et franc découvrit ses dents blanches.

— Nous sommes venus exprès pour faire cesser les hostilités, dit Cadfael, sautant à terre, tandis qu’un palefrenier venait prendre leurs montures. Le père Huw a en main un rameau d’olivier ; moi, je ne suis que témoin. Et on vous attend dès que nous nous serons entretenus avec votre maître. Je suis désolé, mais si vous voulez bien vous occuper de frère John pendant ce temps, il vous en sera reconnaissant. Il pourra parler anglais avec Engelard. Il est bon de pratiquer sa langue quand c’est possible.

Mais à cet instant frère John l’avait manifestement perdue, sa langue ; il était bouche bée et se laissa prendre ses rênes comme dans un rêve. Il ne regardait plus Engelard, mais la porte du manoir que venait de franchir une jeune fille, se dirigeant gaiement vers les buveurs et portant un grand pichet dans ses deux mains. Son regard se posa avec une amicale vivacité sur Huw et Cadfael et s’ouvrit tout grand sur John qui resta planté comme une statue, avec ses cheveux roux ébouriffés, son visage hâlé et ses yeux brûlants d’admiration. Cadfael se tourna vers lui, et il vit avec satisfaction un jeune homme très droit, solide, naïf, beau, qui devait avoir deux à trois ans de plus qu’elle. Sa robe qu’il avait remontée au-dessus du genou pour monter à cheval et qu’il avait oublié de redescendre ressemblait beaucoup à une tunique galloise, et sa tonsure, même si chacun (et surtout elle !) savait qu’elle existait, ne se voyait pas sous ses boucles flamboyantes.

— Vous devez avoir soif ! s’écria Annette, gardant toujours un oeil sur frère John, puis elle posa le pichet sur le banc à côté de Cai, fit voler ses jupes, onduler ses cheveux châtain clair, s’assit et accepta la corne que lui offrait Bened.

John était toujours muet, sous le charme.

— Approche, mon garçon, dit Bened, lui faisant une place entre Cai et lui-même, à proximité de la jeune fille qui buvait délicatement.

Frère John, tel un somnambule, mais avec un peu plus d’enthousiasme peut-être, s’avança vers le siège qu’on lui réservait.

— Eh bien ! se dit Cadfael, et laissant ce problème à Celui qui les résout tous, il entra au château avec Huw.

 

— Je viendrai, dit Rhisiart qui s’était enfermé dans une petite pièce avec ses visiteurs. Bien sûr, que je viendrai. Il ne faut pas refuser d’écouter les autres. Qui peut se vanter de ne jamais se contredire, ou se tromper ? A Dieu ne plaise que je refuse à quiconque une autre chance. II m’est souvent arrivé de parler trop vite et de le regretter ; je l’ai dit, comme vous m’apprenez que votre prieur le dit maintenant.

Personne n’avait précisé que c’était le cas. Huw avait plutôt exprimé sa honte et ses regrets, mais si Rhisiart attribuait ces sentiments au prieur, Huw était suffisamment aux abois pour ne pas le détromper.

— Mais, voyez-vous, poursuivit le maître des lieux, je n’attends pas grand-chose de cette réunion. Nos points de vue divergent trop. A vous, je peux dire ce que je n’ai dit à personne, parce que j’ai honte. Il m’a offert de l’argent. Il dit maintenant que c’était pour Gwytherin, mais comment est-ce possible ? Me prend-il pour Gwytherin ? Je suis un homme comme les autres, je tiens mon rôle de mon mieux, mais je reste ce que je suis. Non, il m’a offert cette bourse, pour que je cesse de m’opposer à lui. Pour persuader mon peuple de se plier à ses désirs. Il veut qu’on se parle de nouveau, bon, pour m’amener à penser comme lui. Mais je ne puis oublier que pour lui, tout ça pouvait se régler avec de l’argent. S’il veut que je change, ça aussi devra changer, et il faudra que ça se voie ! Quant à ses menaces, car il y en a eu, et je vous approuve de les avoir rapportées fidèlement, elles me laissent complètement froid. Je respecte notre petite sainte autant que lui ou n’importe qui. Et elle le sait, vous ne croyez pas ?

— Certes, approuva Huw.

— S’ils veulent simplement l’adorer et l’honorer, pourquoi ne peuvent-ils pas le faire ici, où elle est enterrée ? Et même arranger sa tombe, si ça les gêne qu’on l’ait négligée.

— C’est une bonne question, dit Cadfael. Je me la suis posée moi-même. Le sommeil des saints devrait être encore plus sacré que celui des gens ordinaires.

Rhisiart posa sur lui ses beaux yeux hardis, un peu plus clairs que ceux de sa fille et sourit.

— Enfin, je viendrai et vous remercie de vous être dérangés. Je serai là vers midi, ou un peu après, et je l’écouterai attentivement.

 

On entendait l’écho d’un bon rire d’un bout à l’autre du banc, sous l’auvent, et il était tentant de se joindre aux buveurs, au moins un petit moment, comme le demandait Cai. Bened s’était levé pour remplir sa corne au pichet, et John, silencieux, tout rouge, mais manifestement ravi, n’était plus séparé de la jeune fille, leurs manches se touchaient presque quand, curieuse, elle se rapprocha de lui, et une mèche folle tomba sur l’épaule du jeune homme.

— Alors ? Ça a été ? demanda Cai, leur servant à boire. Il viendra parler avec votre prieur ?

— Oui, répondit Cadfael. Mais je doute qu’ils s’entendent. On lui a fait affront. Enfin, il viendra, c’est déjà ça.

— Toute la paroisse sera au courant avant que vous ne soyez de retour au presbytère, affirma Cai. Les nouvelles vont plus vite que le vent chez nous, et depuis ce matin, tous ont foi en Rhisiart. Croyez-moi, s’il change d’avis et dit amen, tous en feront autant. Ce n’est pas qu’ils né veuillent pas se poser la question, mais ils lui font confiance. Il a adopté un point de vue, et ils savent qu’il n’en changera pas sans raison. Parlez-lui gentiment et vous obtiendrez tout.

— Moi, je ne veux rien, objecta Cadfael. Je n’ai jamais compris qu’on veuille vénérer le saint qu’on préfère sans vouloir aussi ses ossements, mais il y a une forte rivalité entre les abbayes pour ces reliques en ce moment. L’hydromel est excellent, Cai.

— C’est Annette qui l’a préparé, répliqua Bened tout fier de sa nièce dont il caressa affectueusement l’épaule. Et ça n’est qu’un de ses talents. Ce sera un trésor pour son futur époux. Et une grande perte pour moi.

— Et si je t’amène un bon forgeron pour t’aider, objecta la jeune fille, souriante, tu n’auras plus à te plaindre.

Il faisait nuit maintenant et malgré leur désir de rester, il fallait partir. Huw s’énervait, en pensant à l’impatience croissante du prieur qui devait les guetter en faisant les cent pas dans le jardin.

— Il faut partir. On vous attend. Allez, mon frère, dites au revoir.

John obéit mais à contrecoeur. Le palefrenier amenait les chevaux. Impassible, mais le regard brillant, le jeune moine bénit chacun et leur souhaita bonne nuit. Dans un gallois prudent mais sonore ! Une vague de rires bienveillants, où l’on entendit s’élever gaiement la voix de la jeune fille et celle d’Engelard qui leur souhaitaient un bon retour en anglais, les accompagna jusqu’au portail.

— Qui t’a appris cette phrase que tu ne connaissais pas tout à l’heure ? demanda Cadfael intéressé comme ils pénétraient dans le couvert des arbres. Cai ou Bened ?

— Ni l’un ni l’autre, répondit frère John, satisfait et pensif.

Comment avait-elle fait ? Mystère, elle ne connaissait pas l’anglais ni lui le gallois, mais elle lui avait appris la bonne phrase. Il est un langage qui se passe d’interprète.

— Eh bien, tu peux te vanter de n’avoir pas perdu ton temps, admit généreusement Cadfael, si tu as appris quelque chose. As-tu fait d’autres découvertes ?

— Oui, répondit John rayonnant et calme. Après demain, on fait le pain chez Bened.

 

— Vous pourrez dormir tranquille, père prieur, dit Huw. Rhisiart a promis de venir. Il s’est montré aimable et raisonnable. Il sera là demain vers midi.

Le prieur émit un discret soupir de soulagement mais il lui en fallait plus avant d’aller dormir. Richard apparut à ses côtés, grand, bienveillant et soucieux.

— S’est-il rendu compte qu’il avait tort de s’obstiner ? Va-t-il cesser de s’opposer à nous ?

Dans l’obscurité que perçait à peine la bougie, Jérôme et Columbanus espéraient en tremblant, car tant qu’on n’était sûr de rien, ils n’avaient pas eu la permission de rentrer chez Cadwallon. Leurs regards implorants réfléchissaient la lumière. Huw évita de répondre. Lui aussi avait sommeil.

— Il a promis, à titre amical, d’écouter avec attention. Je n’ai rien demandé de plus, finit-il par dire.

Cadfael qui en avait assez de ménager les susceptibilités de chacun intervint pour donner carrément son avis.

— Vous devrez vous montrer convaincant et sincère. Lui l’est, et il ne se laissera pas embobiner facilement. Vous avez fait une erreur avec lui ce matin, et pour changer cela, vous ou lui devrez revoir vos positions.

 

Robert prit ses dispositions avec soin le lendemain matin, dès la fin de la messe.

— Seuls le sous-prieur et moi, avec le père Huw et frère Cadfael comme interprète prendrons place à table. Vous, frère John, vous donnerez la main aux cuisiniers ; vous pourrez aussi vous occuper des boeufs et des poules du père Huw. Vous deux, frère Jérôme et frère Columbanus, serez chargés d’une mission spéciale. Puisque c’est sainte Winifred qui nous a amenés ici, tout le temps que nous délibérerons, vous veillerez et prierez, en implorant son aide pour ramener les obstinés à la raison, et que nous accomplissions notre mission. Pas dans cette église, mais dans sa chapelle au vieux cimetière, où elle est enterrée. Emportez de quoi manger, une mesure de vin, et partez maintenant. Le petit Edwin vous montrera le chemin. Si nous l’emportons sur Rhisiart, et avec l’aide de Winifred je ne doute pas du résultat, je vous enverrai chercher. Mais n’arrêtez pas de prier avant que je vous en avertisse.

Ils obéirent et se dispersèrent, John assez content de s’occuper du feu de Marared et d’aller lui chercher ce qu’il lui faudrait. La vieille femme, veuve depuis longtemps et qui avait de grands enfants, était très fière d’avoir un beau garçon pour lui tenir compagnie, et Cadfael pensa qu’il pourrait bien hériter des meilleurs morceaux avant que le repas n’arrive sur la table. Quant aux deux autres, il les vit s’éloigner avec l’enfant, leur repas enveloppé dans une serviette ; Columbanus avait la flasque contenant leur ration de vin et pour lui-même une petite bouteille d’eau de source.

— Ce n’est pas grand-chose, dit-il humblement, mais je ne boirai que de l’eau tant que nous n’aurons pas réussi.

— Quelle andouille ! s’exclama vivement John, il a peut-être renoncé au vin à jamais.

C’était une belle matinée de printemps, mais capricieux comme souvent les jours en mai. Le prieur et ses assistants s’assirent dans le verger jusqu’à ce qu’une bonne ondée qui dura presque une demi-heure les forçât à rentrer. Midi, l’heure d’arrivée de Rhisiart, approchait. La pluie avait dû le surprendre sur le petit sentier de la forêt. Peut-être avait-il attendu le retour du soleil chez Cadwallon ; c’était sur sa route. En tenant compte de cela, ils ne s’inquiétèrent pas de ne pas le voir au bout d’une demi-heure. Mais quand il eut une heure de retard, et qu’on ne vit rien venir, le visage du prieur s’assombrit et prit un air de triomphe prudent.

— Il aura compris que je lui reprocherais ses péchés, et il n’ose plus venir me tenir tête.

— Il a certes compris votre message, répliqua gravement Huw, mais je ne l’ai pas vu se troubler.

Il s’est exprimé fermement et calmement. Et c’est un homme de parole. Je ne comprends pas, ça ne lui ressemble pas.

— Nous mangerons frugalement, décida le prieur, et nous lui laisserons une chance de tenir sa promesse, si quelque chose l’a retardé. C’est justice... Nous attendrons jusqu’à ce qu’il soit temps de se préparer pour vêpres.

— Je vais aller chez Cadwallon, proposa frère Richard, il n’y pas moyen de se tromper jusque-là ; je le verrai peut-être ou j’aurai peut-être du nouveau.

Il s’était écoulé plus d’une heure et demie quand il revint seul.

— Je suis allé un peu plus loin, le long de la route ; aucun signe de lui. En revenant je me suis arrêté à la porte de Cadwallon ; personne ne l’a vu. J’ai eu peur qu’il prenne le raccourci pendant que je passais par l’autre route.

— Nous attendrons seulement jusqu’à vêpres, annonça le prieur dont la voix sombre montrait une confiance croissante.

Il pensait que l’invité ne viendrait plus. L’ennemi se serait donc mis dans son tort pour le plus grand profit de Robert. Ils attendirent jusqu’à vêpres, c’est-à-dire cinq heures après l’heure du rendez-vous. Les gens de Gwytherin ne pourraient plus dire qu’on avait éliminé Rhisiart trop vite.

— Et voilà ! fit le prieur, se levant et secouant son habit comme on balaie un doute ou un incube. Il a tourné casaque, et ne convaincra plus personne. Allons !

Le soleil brillait encore mais latéralement sur la verte clairière où se dressait l’église, et nombreux étaient ceux qui se rassemblaient pour l’office. Hors de l’ombre d’un vert plus soutenu, là où commençait le chemin forestier sortit non pas Rhisiart, mais sa fille ; sa robe verte semblable aux voiles d’un navire, ses cheveux coiffés et tressés couverts d’une coiffe de lin, Sioned se rendait à l’église, suivie de Peredur qui la tenait jalousement par le coude, mais elle n’y prêtait guère attention. Elle les vit sortir en procession silencieuse de chez Huw, et elle regarda chacun, s’attardant sur Cadfael qui apparut le dernier, et de nouveau elle les détailla, fronçant légèrement les sourcils, comme si elle cherchait quelqu’un.

— Où est mon père ? s’enquit-elle, étonnée mais pas encore inquiète. Il n’est plus avec vous ? Je l’ai manqué ? Je suis allée à cheval jusque chez Cadwallon, et lui était à pied, donc s’il est parti il y a plus d’une heure, il est peut-être rentré maintenant. Je comptais l’accompagner à l’église et revenir avec lui.

Le prieur baissa les yeux vers elle, quelque peu étonné, et pour la première fois un soupçon d’inquiétude fit frémir ses narines.

— Qu’est-ce qu’elle raconte ? Vous prétendez que le seigneur Rhisiart est parti pour notre rendez-vous ?

— Evidemment ! s’exclama Sioned, stupéfaite. C’est bien ce qu’il avait dit.

— Mais il n’est pas venu. Nous l’attendons depuis midi, et nous ne l’avons pas vu. Le frère sous-prieur a fait une partie du chemin pour aller à sa rencontre, mais en vain. Il n’est pas là.

Elle comprit sans l’aide de Cadfael. Elle les dévisagea l’un après l’autre, méfiante, au bord de la colère.

— C’est vrai ? Ou peut-être l’avez-vous enfermé jusqu’à ce que vous puissiez exhumer Winifred et l’emmener à Shrewsbury ! Lui seul vous faisait obstacle. Et vous l’avez menacé !

— Tais-toi, il ne faut pas dire ça. Les moines ne te mentiraient pas, souffla Peredur inquiet, la prenant par le bras et l’attirant vers lui.

— A quelle heure votre père est-il sorti ce matin ? lui demanda Cadfael.

Elle le regarda un peu rassurée. Le cercle des spectateurs attentifs se rapprocha, écoutant attentivement, prêt à la défendre en cas de besoin.

— Pas après onze heures. Il allait d’abord aux champs près de la clairière, pour prendre ensuite le chemin le plus court, ce qui lui ferait gagner un quart de mille pour retrouver la route habituelle. Ça lui laissait tout le temps d’être ici avant midi. Engelard l’accompagnait jusqu’à la clairière, mais lui continuait jusqu’aux étables après les collines ; nous avons deux vaches prêtes à vêler.

— On ne te ment pas, mon enfant, affirma le père Huw, d’une voix également grave et inquiète. Nous l’avons attendu, mais il n’est pas venu.

— Qu’a-t-il bien pu lui arriver ? Où est-il ?

— Il nous a certainement croisés, et il est chez lui maintenant, scanda Peredur. Reprenons les chevaux, et rentrons, on le trouvera sûrement là-bas.

— Non ! Pourquoi aurait-il fait demi-tour, sans venir dîner ? Et s’il l’a fait, pourquoi si tard ? Il aurait dû être de retour longtemps avant que j’aie fini de me coiffer pour partir le rejoindre, s’il avait changé d’avis. Et puis, il n’aurait jamais fait ça.

— Il me semble que toute la paroisse est concernée, affirma Huw ; nous ferions mieux de tout remettre à plus tard, même l’office, jusqu’à ce qu’on ait retrouvé Rhisiart et qu’on soit sûrs qu’il va bien. D’ailleurs, il ne s’agit peut-être que d’un contretemps ou d’une méprise ; voyons ça d’abord, on se posera des questions après. Nous sommes assez nombreux. Divisons-nous et suivons toutes les routes qu’il a pu prendre ; Sioned nous montrera l’endroit où, à son avis, se trouve ce raccourci menant des champs sur les collines au sentier. Il n’y a pas de bêtes dangereuses dans les bois, mais il a pu tomber et se blesser, ce qui l’aura immobilisé ou ralenti. Père prieur, voulez-vous vous joindre à nous ?

— Nous vous suivrons bien volontiers, affirma Robert.

On envoya les moins vaillants sur le chemin découvert, avec mission de se répartir des deux côtés et de fouiller les environs, tandis que les plus solides remonteraient le sentier étroit après la palissade de Cadwallon. A cet endroit les bois étaient encore dégagés avec, entre les arbres, une herbe épaisse, élastique, et une végétation clairsemée. Ils se formèrent en demi-cercle, marchant à quelques pas les uns des autres. Sioned, volontaire, avançait rapidement, la bouche crispée, le regard fixe ; Peredur la suivait de très près, désespérément amoureux, incapable de tenir en place, lui soufflant des mots de réconfort qu’elle n’écoutait pas. Qu’il crût ou non à ce qu’il disait, il était à l’évidence perdu dans son amour, et prêt à tout pour servir et protéger Sioned, qui ne voyait en lui que l’héritier ennuyeux du domaine voisin.

Ils avaient dépassé la clôture de Cadwallon d’un demi-mille environ quand Huw tira Cadfael par la manche.

— On a oublié Jérôme et Columbanus ! La chapelle sur la colline n’est pas bien loin, à droite.

Demandez au prieur s’il ne faudrait pas leur faire dire de nous rejoindre.

— Ça m’était sorti de la tête, admit Robert. Oui, bien sûr, envoyez un de vos paroissiens. Ils connaissent tous le chemin.

Un jeune homme s’éloigna en courant à travers les arbres. La battue continua lentement à progresser dans la forêt maintenant plus épaisse.

— C’est à peu près là qu’il serait sorti de la clairière, dit Sioned, s’arrêtant. Si on continue en diagonale vers la droite en se dispersant comme tout à l’heure, on coupera vraisemblablement sa route.

Le terrain s’élevait, les arbres et les sous-bois devenaient plus denses. Ils commencèrent à fouiller les buissons qui gagnaient sur le sentier, s’éloignant un peu les uns des autres et se perdant momentanément de vue. Ils n’avaient guère avancé quand Bened le forgeron, traversant les taillis en courant, à la gauche de Cadfael poussa un grand cri d’effroi ; chacun, sur cette ligne mouvante, s’arrêta et frémit. Qu’avait-il découvert ?

Se tournant vers lui, Cadfael fonça à travers les ronces et arriva dans une zone d’herbe étroite et ovale que longeait une sente, à peine suffisante pour laisser passer un homme. Juste à l’endroit où il avait dû se faufiler pour gagner l’espace découvert, Rhisiart était étendu sur le dos, touchant terre des deux épaules, les bras en croix ; sa hanche droite avait fait un creux dans l’herbe. Ses jambes étaient repliées, la gauche passant par-dessus la droite. Sa courte barbe défiait le ciel. Ainsi, selon un angle exactement semblable, une flèche empennée qui lui sortait de la cage thoracique se dessinait contre le ciel.

Trafic de reliques
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